CHAPITRE XX
ENSEMBLE !

Bridget resta silencieuse quelques secondes, puis elle dit :

— C’est de Gordon que vous parlez ?

Il répondit d’un mouvement de tête.

— Gordon ? reprit-elle, Gordon serait l’assassin ! Je n’ai jamais rien entendu dire de si ridicule !

— Vous croyez ça ?

— Absolument. Je connais Gordon. Il ne ferait pas de mal à une mouche !

— C’est possible. Cependant, il a tué un canari… et aussi, j’en ai pratiquement la certitude, un certain nombre d’êtres humains.

— Ce ne peut pas être vrai !

— Je sais que cela paraît incroyable et je reconnais que, moi-même, jusqu’à avant-hier soir je ne l’ai jamais considéré comme un suspect possible.

Bridget protestait encore.

— Mais enfin, Luke, je connais Gordon ! Je sais tout de lui. C’est un brave homme. Prétentieux, soit, mais pas méchant !

Luke secoua la tête.

— Il faudra réviser ces idées-là, ma chère Bridget.

— Je vous répète que c’est absurde, Luke ! Il y a quarante-huit heures, vous affirmiez que le coupable, c’était Ellsworthy !

Luke fit la grimace.

— Je sais. Et vous pensez sans doute que demain j’accuserai Thomas et après-demain Horton ! Eh bien ! non, Bridget, j’ai tout mon bon sens. Que Gordon soit l’assassin, à première vue, cela semble insensé, j’en conviens ! Mais examinez la chose de près, vous reviendrez sur votre impression. Si Gordon est l’assassin, tout s’explique logiquement. Ah ! je comprends que la pauvre miss Pinkerton n’ait pas osé s’adresser aux autorités locales ! Elles lui auraient ri au nez. Sa seule chance, c’était Scotland Yard !

— Mais, encore une fois, pourquoi Gordon aurait-il tué ? C’est tellement stupide !

— C’est stupide. Mais vous rendez-vous bien compte que Gordon a de soi-même une excellente opinion ?

— Sans doute. Il se prend pour quelqu’un de très important et de très remarquable. Simple complexe d’infériorité.

— C’est possible… et c’est peut-être l’explication de ses crimes. Je vous en supplie, Bridget, réfléchissez ! Rappelez-vous ! Songez à cette phrase que vous avez vous-même prononcée en riant, quand, à propos de ce malheureux chauffeur qui avait eu l’audace de prendre la voiture de Gordon, vous avez parlé de lèse-majesté ! Gordon se prend pour le centre du monde. Il est fou, absolument fou.

Bridget resta muette un instant, puis elle dit :

— Je n’arrive pas à le croire, Luke. Avez-vous des preuves ?

— J’ai au moins une manière d’aveu. Ne m’a-t-il pas dit, avant-hier soir : « Il n’est pas d’exemple que mes ennemis et mes détracteurs n’aient été abattus et exterminés ? »

— Cela ne signifie pas…

— Permettez, Bridget ! Il y avait le ton. Il disait cela de façon très calme, très posée, comme si la chose n’avait pour lui rien que de très naturel… C’était effrayant. Et il a continué en me citant les gens qui sont morts parce qu’ils lui avaient manqué. Leurs noms ? Je vais vous les dire. Mrs Horion, Amy Gibbs, Tommy Tierce, Harry Carter, Humbleby et Rives, le chauffeur.

Bridget, enfin ébranlée, avait pâli.

— Il les a nommés ?

— Tous. Êtes-vous convaincue, maintenant ?

— Comment ne pas l’être ?… Mais pourquoi a-t-il tué ?

— Pour des motifs ridicules… et c’est bien ce qui est effrayant ! Mrs Horton l’avait traité de haut, Tommy Pierce avait eu l’audace de faire rire les jardiniers à ses dépens, Harry Carter l’avait insulté, Amy Gibbs s’était montrée insolente, Humbleby n’avait pas craint de prendre ouvertement position contre lui et Rivers l’avait menacé, devant miss Waynflete et moi-même…

Bridget se cachait le visage dans ses mains. Elle murmura :

— C’est épouvantable !

Luke poursuivait :

— Et puis, tout de même, il y a des faits qui donnent à penser ! C’est une Rolls qui a écrasé miss Pinkerton, et le numéro était celui de la Rolls de lord Whitfield.

— Évidemment, dit Bridget, c’est une preuve.

— Je le crois. La police, elle, a pensé que la femme qui avait relevé le numéro avait mal lu. Mal lu !

— Que voulez-vous ? Quand un homme est riche et occupe une situation en vue, comme lord Whitfield, on le croit sur parole !

Pensive, Bridget ajouta :

— Une fois ou deux, devant moi, il a tenu des propos bizarres comme pour me mettre en garde contre je ne sais quels dangers… Maintenant, je comprends…

— Eh ! oui. C’est ce que je vous disais ! D’abord, on s’écrie : « C’est impossible !…» Et puis, l’idée acceptée, on découvre que l’hypothèse explique tout. Mrs Horton s’imaginait que ses infirmières lui administraient du poison ? Le raisin qui la tuait, c’était Gordon qui le lui offrait. Et comment ne pas se dire que c’est au cours de sa visite au Wellerman Kreutz Institute qu’il s’est procuré le virus mortel qu’il a inoculé à Humbleby ?

— Je ne vois plus comment il a pu s’y prendre.

— Moi non plus, mais le rapport existe, j’en suis sûr.

— Je le crois, moi aussi… D’ailleurs, il pouvait tout se permettre. Il était au-dessus du soupçon.

— Je ne jurerais pas que miss Waynflete ne se doutait pas de quelque chose. Elle m’a parlé de cette visite au Wellerman Institute. Comme par hasard, mais vraisemblablement dans l’espoir que j’enquêterais de ce côté.

— Elle savait donc ?

— Pour moi, elle avait de sérieux soupçons. Seulement, ayant aimé Gordon autrefois, elle espérait qu’elle se trompait…

Bridget approuva de la tête.

— Cela expliquerait certaines choses. Gordon m’a dit un jour qu’ils avaient été fiancés.

— Qu’il fût l’assassin, elle ne voulait pas le croire, mais elle en était chaque jour un peu plus sûre. Elle s’efforçait de me le donner à comprendre, tout en se refusant à faire, elle, quelque chose contre lui. Les femmes sont des créatures étranges. Peut-être a-t-elle gardé pour lui un sentiment ressemblant à de l’amour…

— Croyez-vous ? Il avait rompu leurs fiançailles…

— Erreur, Bridget ! C’est elle qui les a rompues ! Une vilaine histoire…

Il la raconta brièvement. Bridget écoutait, consternée.

— Il a fait cela ? demanda-t-elle quand il eut terminé.

— Oui. Même en ce temps-là, il ne devait pas être normal.

Après un silence, il reprit :

— Il se peut qu’il ait commis bien des crimes restés ignorés. Ce qui a attiré l’attention sur lui, c’est la succession rapprochée des meurtres que nous connaissons. Comme si l’impunité lui avait fait perdre toute prudence.

Un long silence suivit.

— Vous rappelez-vous exactement, demanda soudain Bridget, ce que miss Pinkerton vous a dit, le jour où vous l’avez rencontrée dans le train ?

Luke fit un effort de mémoire.

— Elle a commencé par me dire qu’elle se rendait à Scotland Yard, elle m’a parlé du constable de Wychwood, me disant que c’était un brave garçon, mais qu’elle ne le voyait pas s’occupant d’un meurtre.

— Elle a dit le mot « meurtre » ?

— Bien sûr !

— Ensuite ?

— Elle m’a dit : « Ça vous étonne ?… Ça m’a étonnée, moi aussi. Je ne pouvais pas le croire. Je croyais être victime de mon imagination. »

— Et après ?

— Je lui ai demandé si elle était sûre de ne pas se tromper. Elle ne m’a même pas laissé achever ma phrase. Elle m’a dit : « Absolument. Je pouvais me tromper la première fois, mais pas la seconde, ni la troisième, ni la quatrième. À ce moment-là, ma conviction était faite. »

— Continuez !

— Alors, naturellement, je lui ai dit qu’elle avait parfaitement raison d’aller à Scotland Yard. Je ne croyais pas un mot de son histoire, mais à quoi bon la contrarier ?

— Je crois que j’aurais agi exactement comme vous l’avez fait. La conversation s’est poursuivie ?

— Oui. Elle m’a parlé de l’affaire Abercrombie… L’empoisonneur gallois, vous savez ? Elle m’a dit qu’elle n’avait pas cru, d’abord, qu’il avait une façon à lui de regarder ses futures victimes… et qu’elle était par la suite, revenue sur cette opinion…

— Vous ne vous rappelez pas ses mots exacts ?

Luke réfléchit, les sourcils froncés.

— Elle m’a d’abord dit, d’une voix très douce, sa voix naturelle : « Quand j’ai lu dans le journal que tous ceux qu’il avait regardés d’une certaine façon étaient tombés malades peu après, je ne l’ai pas cru. Pourtant, c’est vrai ! » Je lui ai demandé qu’est-ce qui était vrai. Elle m’a répondu : « Cette histoire de regards ! » Et, Bridget, quand elle a dit ça, elle m’a fait peur ! Elle était blême. On aurait dit que ce regard, elle le voyait !

— Ensuite ?

— Elle m’a nommé les victimes : Amy Gibbs, Carter, Tommy Pierce, en me disant que Tommy était un garnement et Carter un ivrogne. Puis elle a dit : « Mais le docteur Humbleby, c’est autre chose !… Un vrai brave homme ! » Et elle a ajouté que, si elle allait lui parler de cela, il ne la croirait pas !

Bridget poussa un soupir et resta un long moment silencieuse. Il se tourna vers elle.

— À quoi pensez-vous, Bridget ?

— À quelque chose que Mrs Humbleby a dit un jour. Je me demandais… Laissons cela ! Vous souvenez-vous des derniers mots que vous a dits miss Pinkerton, ceux qui ont terminé la conversation ?

Cette fois, Luke n’eut pas à réfléchir. Ces phrases-là, il ne les oublierait jamais.

— Je lui avais dit qu’il me paraissait difficile de commettre de nombreux crimes tout en restant impuni. Elle m’a répondu : « C’est ce qui vous trompe, mon enfant ! Il n’y a rien de plus facile que de tuer aussi longtemps que nul ne vous soupçonne. Et justement, la personne en question est la dernière qu’on suspectera ! »

Il se tut.

— Rien de plus facile que de tuer ! C’est bien vrai, Luke, et je ne m’étonne pas que ces mots vous soient restés à la mémoire. Je ne les oublierai pas, moi non plus ! Avec un homme comme Gordon, c’est facile !

— Ce qui ne sera pas facile, c’est de le confondre !

— Croyez-vous ? J’ai idée que, pour cela, je pourrai vous aider…

— Bridget, je vous défends…

— Inutile. Luke ! N’allez pas vous imaginer que je resterai dans un fauteuil à regarder les autres ! Je joue dans la pièce, moi aussi. Mon rôle comporte peut-être un certain danger, je veux bien l’admettre, mais je le tiendrai.

— Bridget !

— N’insistez pas, Luke ! J’accepterai l’invitation de miss Waynflete et je resterai ici.

— Je vous en supplie, ma chérie…

— Il y a du danger, je le sais. Il y en a pour vous, il y en a pour moi… Mais ce danger, Luke, nous l’affronterons ensemble !

 

Un meurtre est-il facile ?
titlepage.xhtml
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Christie,Agatha-Un meurtre est-il facile(1939).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html